
LA PISCINE DANS L’ART
La piscine, comme lieu de baignade mais aussi comme espace clos au fort potentiel graphique, a inspiré un grand nombre d’artistes, qui en ont fait, plus qu’un simple décor, un personnage à part entière de leurs œuvres ou encore l’élément initial d’un récit que le spectateur est invité à construire. Proposition d’une sélection d’œuvres contemporaines.

Les peintres ont tout particulièrement tiré parti des défis offerts par le bleu des piscines, affrontant chacun avec leur regard et leurs techniques les difficultés posées par la lumière. L’une des icônes en la matière est bien entendu le peintre britannique David Hockney. Né en 1934 à Bradford au Royaume-Uni, il découvre en 1964 la côte ouest des Etats-Unis, et devient « l’imagier d’une Californie hédoniste et solaire ».¹ Son tableau A bigger splash, peint en 1967, en sera l’emblème et inspirera de nombreux artistes, jusqu’au cinéaste Luca Guadagnino et son film du même nom, sorti en 2015. A l’automne 2018, un autre tableau, Portrait of an artist (Pool with two figures), datant de 1972, s’est vendu aux enchères pour 90,3 millions de dollars, battant ainsi largement le record pour la vente d’une œuvre d’un artiste vivant. La restitution des reflets et de la transparence a beaucoup préoccupé Hockney, qui utilisa, outre l’acrylique, des supports tels que le dessin, les polaroïds assemblés à la façon d’une mosaïque ou encore la pâte à papier pour ses Paperpools réalisées à la fin des années 1970 et inspirées par les expérimentations du peintre et sculpteur Ellsworth Kelly.

Robert Bingaman, peintre américain basé dans le Missouri, a quant à lui réalisé une série d’une vingtaine de piscines nocturnes, les Night Pools, à l’occasion d’une exposition en 2014 au Nerman Museum of Contemporary Art. Sur chacune de ces toiles, la forme d’un bassin bleu éclairé de l’intérieur se découpe sur fond très sombre. On ne distingue aucun personnage, tout au plus la silhouette d’une rampe d’échelle ou celle d’un plongeoir. La succession de ces mystérieux polygones bleus dont la profondeur nous échappe semble inviter à la baignade. Notre regard est attiré par leur dimension à la fois irréelle, presque sacrée tant l’eau est immobile et silencieuse, mais aussi magnétique, comme s’il s’agissait d’autant de passages vers un monde inconnu, aux antipodes de la représentation festive et souvent clinquante des piscines privées américaines.

Du côté de la photographie, l’artiste slovaque Mária Švarbová, née en 1988, a débuté en 2014 une série particulièrement prolifique intitulée Swimming Pool. Tout débute lorsque la jeune femme décide de réaliser des portraits dans une piscine abandonnée dans sa ville natale de Zlaté Moravce. L’architecture des anciennes piscines soviétiques et leur géométrie deviendra une source d’inspiration pour des clichés que Mária Švarbová compose comme des tableaux dont le calme, l’onirisme et l’irréalité fascinent. Les modèles représentés sont principalement féminins et portent le plus souvent des maillots ou des bonnets aux couleurs vives, qui contrastent avec la teinte pastel, presque délavée, de l’eau et du décor environnant. Les personnages représentés évoquent, par le statisme de leurs poses, l’impassibilité de leurs visages et leur solitude, des mannequins, à l’instar de ceux qui présentent les maillots dans les vitrines des grands magasins ou de ceux que l’on trouve parfois dans les piscines à des fins d’entraînement au sauvetage. Mária Švarbová a été en 2018 l’une des lauréat.e.s du prix Hasselblad Master² et collabore avec de grands magazines de mode et de nombreux éditeurs.

Le duo MokA est composé du graphiste Olivier Maitre et du maître-nageur, musicien et photographe Karim Adjali. Les deux artistes, qui se sont rencontrés à la faveur d’une collaboration musicale, exposent régulièrement à Paris et dans ses environs depuis plusieurs années – parfois même directement au bord des bassins, où ils proposent des montages photographiques inspirés de l’imaginaire des nageurs. Ces photographies oniriques mais non dénuées d’humour et de fantaisie mêlent des décors et des éléments aquatiques, souvent empruntés à des piscines publiques et des paysages urbains.
Les deux artistes définissent ainsi leur projet : « Evoluer dans l’eau permet de se dépenser mais le milieu aquatique est également propice à la rêverie. Le corps dans l’eau perd ses repères habituels. Le réel et l’imaginaire, l’extérieur et l’intérieur, l’aquatique et le non aquatique se mélangent dans cette « fusion » de deux mondes où l’ambiguïté règne ».
Dans l’univers de MokA, les gradins d’une piscine se transforment en fauteuil de cinéma, les couloirs latéraux deviennent un port de plaisance,ou bien on joue au bowling entre les lignes. L’expérience est, pour le spectateur et a fortiori pour le citadin, une troublante et réjouissante invitation au voyage mental, preuve que l’univers clos des bassins ne borne pas l’imaginaire mais, bien au contraire, le stimule.

Elmgreen & Dragset est un duo de plasticiens respectivement originaires du Danemark (Michael Elmgreen) et de Norvège (Ingar Dragset), dont les premiers travaux communs remontent à 1995. Leur installation Van Gogh’s Ear a été placée devant le Rockefeller Center de New York entre avril et août 2016. Il s’agit d’une piscine de forme auriculaire placée verticalement (lobe vers le ciel) et dont la présence à première vue mystérieuse et incongrue interpelle les nombreux passants qui arpentent ce lieu très fréquenté. S’agit-il d’une exposition à but commercial comme en pratiquent les piscinistes dans les zones commerciales périurbaines (nous renvoyons ici à la série photographique Vertical Pools d’Eric Tabuchi³, débutée en 2016) ? En extrayant l’objet (la piscine privée, symbole du rêve américain) de son contexte habituel (le backyard, jardin situé à l’arrière des villas) et en la rendant inutilisable, le duo d’artiste génère interrogations et probablement aussi une certaine frustration en une saison qui pourrait inciter à la baignade. Les facétieux artistes jouent en outre ici avec l’histoire de l’art, entre l’hommage rendu par le titre de leur sculpture à Vincent Van Gogh, qui s’automutila en 1889, et le clin d’œil à la pratique du Ready-made instituée en 1913 par Marcel Duchamp.
Au-delà de cette œuvre, les piscines sont pour le duo une source d’inspiration récurrente. Venus de Scandinavie, où le climat n’a pas favorisé l’implantation de piscines privatives, et vivant à Berlin, Elmgreen & Dragset ont à plusieurs reprises proposé des installations qui questionnent cet aspect de la culture populaire américaine. En 2009, ils simulaient la noyade d’un collectionneur d’art dans Death of a Collector, exposé à la Biennale de Venise, œuvre dans laquelle ils s’amusaient, non sans humour noir, des obsessions du collectionneur et des dérives parfois fatales du marché de l’art actuel. Un corps, celui d’un certain Mr. B., flotte sur le ventre de manière très réaliste, évoquant un film noir. Les visiteurs sont invités à visiter l’intérieur de sa maison afin d’en découvrir davantage sur sa personnalité et, peut-être, d’élucider les causes de sa mort. En 2019, Elmgreen & Dragset prévoient d’installer leur Bent Pool, une piscine pliée en deux, devant le Miami Convention Center. En devenant une sorte d’arche, la piscine est à nouveau privée, sur le sol américain, de sa fonction récréative et symbolique de l’American way of life.

Benedetto Bufalino quant à lui a fait du détournement d’objets, et notamment de véhicules (caravanes, bétonnières, limousines, voitures de police…) son champ d’expérimentation et son terrain de jeu. Il propose ainsi, dans l’espace public, des installations poétiques et réjouissantes (voir par exemple sa Voiture de police poulailler, 2013). C’est ainsi que « Le Bus Piscine » a été installé au mois d’août 2019 à Lens dans le cadre d’ODYSSÉE – Euralens 2019. Mais à la différence des piscines de Elmgreen & Dragset, celle de Benedetto Bufalino est fonctionnelle et permet la baignade voire même quelques brasses dans un bassin placé sur le flanc du véhicule. L’artiste offre ainsi un moment de rafraîchissement gratuit aux passants. En transformant un véhicule de transport en piscine, il conserve certes la vocation de service public du bus mais en l’agrémentant d’une fonction inattendue et récréative, fort bienvenue par des températures caniculaires. Plutôt que de mettre un objet jugé hors-service au rebut, il est plutôt réemployé, mais dans un contre-emploi aussi fantaisiste que ludique. Comme les photographes de MokA le font avec les usagers des piscines publiques, Benedetto Bufalino entend ré-enchanter le quotidien des citadins et mettre l’art contemporain littéralement à leur portée, dans la rue, afin qu’inventivité et créativité soient placées sous le signe du partage et créatrices de lien social.
Au terme de ce parcours, il s’avère que le bleu des piscines est aussi profond et multiple que les bassins qui le reflètent, et assurément aussi insaisissable que l’eau qui emplit ces derniers. Nous avons proposé ici une sélection d’œuvres récentes autour d’un lieu, la piscine, et d’un thème, la baignade, sans toutefois pouvoir épuiser un sujet qui ne cesse d’inspirer peintres, photographes et plasticiens, mais aussi sculpteurs, écrivains et cinéastes ˗ promettant encore bien d’autres découvertes aquatiques et artistiques.

¹ https://www.centrepompidou.fr, à l’occasion de l’exposition organisée pour célébrer les 80 ans de l’artiste.
² Le concours photo Master, l’un des plus importants concours mondiaux, est organisé tous les deux ans par le fabricant suédois d’appareils photo Hasselblad.
³ https://www.erictabuchi.net/filter/Photoworks/Vertical-Pools

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